« Petite Salope » : est-ce qu'une injure peut faire l'objet d'un dépôt de marque ?

   
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Cette expression fait le tour d’internet et des médias depuis plusieurs jours. A l’heure où les mots et expressions « à la mode » ou qui font le buzz sont presque systématiquement déposés à titre de marque (pas moins de six marques françaises « QUOICOUBEH » ont été déposées par exemple) il est probable qu’une personne, liée ou non à cette « actualité », tente de déposer ces deux mots à titre de marque.

 

 

Un tel signe soulève une problématique particulière : est-ce qu’une injure peut être déposée à titre de marque ?

 

 

1. L’interdiction des marques contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs

 

 

Le Code de la propriété intellectuelle n’interdit pas spécifiquement les marques composées d’injures.

 

 

De manière plus large, l’article L711-2 du Code de la propriété intellectuelle précise en revanche :

 

 

« Ne peuvent être valablement enregistrés et, s'ils sont enregistrés, sont susceptibles d'être déclaré nuls :

 

7. Une marque contraire à l'ordre public […] »

 

 

De manière similaire, l’article 7 du Règlement sur la Marque de l’Union Européenne[1] liste, au titre des motifs absolus de refus, : « les marques qui sont contraires à l'ordre public ou aux bonnes mœurs »

 

 

Ces textes ne définissent cependant pas les notions d’ordre public et de bonnes mœurs. Il appartient donc à l’administration (INPI ou EUIPO notamment) ainsi qu’aux juridictions de définir ces notions.

 

 

2. Qu’est-ce qu’une marque contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs ?

 

 

Notons tout d’abord que l’appréciation de la contrariété à l’ordre public et aux bonnes mœurs tient compte de la perception du signe par le consommateur moyen visé par la marque, c’est-à-dire une « personne raisonnable ayant des seuils normaux de sensibilité et de tolérance. »[2]

 

 

Par opposition, l’appréciation « ne saurait être fondée sur la perception de la partie du public pertinent que rien ne choque, ni d’ailleurs sur celle de la partie dudit public qui peut être très facilement offensé ».[3]

 

 

Alors que les juridictions et administrations ont longtemps opté pour une appréciation objective de la marque par ce consommateur moyen, le 27 février 2020 la Cour de Justice de l’Union Européenne[4] (CJUE) a précisé qu’il convenait de « contextualiser » la demande de marque pour en apprécier sa contrariété ou non à l’ordre public et aux bonnes mœurs et, in fine, sa validité.

 

 

Cette affaire concernait une demande de marque « Fack Ju Göhte »[5]. Un producteur allemand avait déposé ce signe à titre de marque, suite au succès de la série de films « Fack Ju Göhte »[6]. Cette marque, qui désignait un ensemble de produits et services relatifs à l’imprimerie, le cinéma et le divertissement, avait été refusée par l’examinateur de l’EUIPO pour contrariété à l’ordre public et aux bonnes mœurs. La décision avait été confirmée par la Chambre de recours de l’EUIPO puis le Tribunal de l’UE. Le producteur avait alors formé un pourvoi devant la CJUE.

 

 

Dans son arrêt, la Cour rappelle tout d’abord que la notion de bonnes mœurs et d’ordre public ne se limite pas au « mauvais goût » :

 

 

 « il n’est pas suffisant que le signe concerné soit considéré comme étant de mauvais goût. Celui-ci doit, au moment de l’examen, être perçu par le public pertinent comme allant à l’encontre des valeurs et des normes morales fondamentales de la société telles qu’elles existent à ce moment ».

 

 

La Cour ajoute qu’il convient de tenir compte :

 

 

« du contexte dans lequel la marque est susceptible d’être rencontrée ainsi que, le cas échéant, des circonstances particulières propres à la partie de l’Union concernée. »

 

 

Ainsi, l’analyse de la marque ne doit pas se limiter à une appréciation abstraite de la marque. Au contraire, selon la Cour, il convient d’établir si « l’utilisation de ladite marque dans le contexte social concret et actuel serait effectivement perçue par ce public comme allant à l’encontre des valeurs et des normes morales fondamentales de la société. »

 

 

Dans cette affaire, si la Cour reconnait que l’expression « Fack Ju » est empreinte de vulgarité et susceptible de choquer le consommateur moyen, elle tient compte également du contexte de diffusion de la marque à savoir celui d’une série de films à succès.

 

 

Ainsi, au regard notamment de la notoriété de ces films auprès du public germanophone, la Cour parvient à la conclusion que la preuve de la perception du signe « Fack Ju Göhte » comme allant à l’encontre des valeurs et des normes morales fondamentales de la société n’est pas démontrée.

 

L’appréciation de la validité d’une demande de marque « petite salope », intervenant dans la continuité du buzz ayant opposé Inès Reg et Natasha St Pier, impliquerait donc de rechercher si le consommateur moyen, compte tenu du contexte de ce buzz, est susceptible de percevoir ce signe comme contraire aux valeurs et normes morales fondamentales de la société française en 2024.

 

 

Sachant qu’une marque (désormais expirée) avait déjà été acceptée par l’EUIPO en 2009, indépendamment d’un tel contexte et avant les précisions apportées par la CJUE en 2020, il ne faut pas exclure qu’une marque française « petite salope » puisse être acceptée par l’INPI.

 

 

 

 

Publié le 03.04.2024

 

 

 

 

 

 

 

[1] Dit « RMUE », Règlement (UE) 2017/1001 du 14 juin 2017

[2] Tribunal de l’UE, 9.03. 2012 T-417/10

[3] id

[4] CJUE 27.02.2020, C‑240/18 P

[5] Soit « Fuck you Goethe »

[6] Titre devenu « Un prof pas comme les autres » dans l’adaptation française

A propos de l'auteur

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Avocat   Karen SAMMIER est titulaire d'un Master en Droit de la distribution, de la concurrence et de la consommation obtenu en 2005 ainsi que d’un Master en Droit de la propriété intellectuelle... En savoir +

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Droit commercial Propriété intellectuelle & Nouvelles technologies
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Karen SAMMIER

Avocat

 

Karen SAMMIER est titulaire d'un Master en Droit de la distribution, de la concurrence et de la consommation obtenu en 2005 ainsi que d’un Master en Droit de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies obtenu en 2006, auprès de l’Université du Droit et de la Santé de LILLE II.



Après avoir travaillé en entreprises, en cabinets d’avocats et au sein d’universités, Karen SAMMIER intègre le Cabinet LEXCAP en septembre 2016 et prête serment en 2024.



Au sein d’une équipe spécialisée, les domaines d’intervention de Karen SAMMIER sont plus particulièrement :

 

- Droit de la propriété intellectuelle,

- Droit économique,

- Droit de la distribution,

- Droit de la consommation,

- Droit des contrats,

- Droit de la concurrence,

- Droit des nouvelles technologies.

 

Dans ces domaines, Karen SAMMIER a su notamment développer une compétence particulière dans le secteur des entreprises de distribution (généralistes et spécialisées).