Les droits de propriété intellectuelle à l'épreuve de l'intérêt général

   
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La presse[1] évoque depuis quelques jours le « détournement » par des ingénieurs italiens du masque « EASYBREATH » conçu et commercialisé par la société DECATHLON[2]. La finalité de ce masque, initialement destiné à la pratique du snorkeling, serait détournée pour lutter contre le Covid-19.

 

La société DECATHLON rappelle que ce masque n’a pas été conçu pour cet usage : « Le masque Easybreath, rendu visible par nombre d'internautes ces derniers jours et présenté comme un éventuel masque de protection au Coronavirus, n'a pas été conçu pour cet usage. Son utilisation initiale demeurant la pratique du snorkeling, nous recommandons donc de ne pas modifier le masque par soi même ; cela pourrait impacter son fonctionnement, notamment concernant les flux d'air. » [3]


DECATHLON précise également que « compte tenu du contexte inédit que nous vivons, les équipes DECATHLON, en solidarité et en responsabilité, accompagnent techniquement certains centres de recherche en France, comme à l'étranger, dans le but de réaliser des tests et ainsi voir si le produit peut - ou non - être adapté, notamment en partageant le plan 3D du masque Easybreath. » [4]

 

Le masque EASYBREATH est une création de DECATHLON et est susceptible d’être protégé par plusieurs titres de propriété intellectuelle : marques[5], droits d’auteur, dessins / modèles, brevets[6].

 

Faut-il en déduire que les droits de propriété intellectuelle doivent s’écarter face à l’intérêt général ?

 

La réponse varie en fonction des droits de propriété intellectuelle.

 

1. Licence obligatoire, licence d’office et expropriation en matière de brevet

 

Lorsque l’intérêt général est en jeu, l’Etat[7] dispose de certaines prérogatives qu’il peut opposer aux titulaires de brevet :

 

  • Pour l’intérêt de santé publique, l’Etat peut contraindre le titulaire d’un brevet d’accorder une licence d’exploitation lorsque le brevet porte sur[8] :

 

  1. Un médicament, un dispositif médical, un dispositif médical de diagnostic in vitro, un produit thérapeutique annexe ;
  2. Leur procédé d'obtention, un produit nécessaire à leur obtention ou un procédé de fabrication d'un tel produit ;
  3. Une méthode de diagnostic ex vivo.

 

  • Pour satisfaire les besoins de l’économie nationale,[9] l’Etat peut mettre en demeure les titulaires de certains brevets afin qu’ils entreprennent une exploitation suffisante de leurs inventions. A défaut et sous les conditions détaillées par la loi, l’Etat peut contraindre les titulaires de ces brevets à accorder des licences d’exploitation.

 

  • Pour les besoins de la défense nationale, l'Etat peut obtenir d'office une licence pour l'exploitation d'une invention, objet d'une demande de brevet ou d'un brevet, que cette exploitation soit faite par lui-même ou pour son compte.[10] Le titulaire du brevet obtient une rémunération fixée par accord des parties ou par le tribunal compétent.

 

  • Lorsqu’un brevet a pour objet une invention dans le domaine de la technologie des semi-conducteurs, une licence obligatoire ou d'office peut être imposée par l’Etat pour remédier à une pratique déclarée anticoncurrentielle ou à des fins publiques non commerciales.[11]

 

  • Pour les besoins de la défense nationale également, l’Etat peut, à tout moment, obtenir la propriété de tout ou partie des droits relatifs à une inventions objet de demande de brevet ou de brevets. Le titulaire ainsi exproprié obtient une rémunération fixée par accord des parties ou par le tribunal compétent.[12]

 

Hors de ces situations, l’intérêt général ne peut justifier d’exploiter tout ou partie d’une invention brevetée sans l’autorisation du titulaire des droits.

 

2. Licence d’office et expropriation en matière d’obtention végétale

 

Pour les besoins de la défense nationale également, l’Etat peut :

 

  • obtenir d'office une licence d'exploitation d'une variété végétale, objet d'une demande de certificat ou d'un certificat d'obtention, que cette exploitation soit faite par lui-même ou pour son compte. [13] Le titulaire obtient une rémunération fixée par accord des parties ou par le tribunal compétent.

 

  • Obtenir une cession des droits relatifs à une obtention végétale, objet de demandes de certificat ou de certificats. Le titulaire ainsi exproprié obtient une rémunération fixée par accord des parties ou par le tribunal compétent.[14]

 

Hors de ces situations, l’intérêt général ne peut justifier d’exploiter tout ou partie une obtention végétale sans l’autorisation du titulaire des droits.

 

 

3. Marques, droits d’auteur et dessin/modèle : autorisation du titulaire et exceptions légales

 

En matière de marques, droits d’auteur ou dessins/modèles, le législateur n’a pas prévu de règles dérogatoires au bénéfice de l’intérêt général.

 

Hors exceptions légales (applicables indépendamment de toute notion d’intérêt général), toute exploitation d’une création protégée à titre de marque, dessin/modèle ou droits d’auteur implique d’obtenir au préalable l’autorisation du titulaire des droits.

 

Il est probable qu’un refus - bien que juridiquement fondé – soit mal venu dans une situation mettant en jeu la vie d’êtres humains, notamment pour l’image du titulaire des droits. Une coopération, telle que celle que DECATHLON semble avoir mise en place – peut être un bon compris : le titulaire des droits peut, dans une certaine mesure, contrôler l’usage de sa création.

 

Face à la situation actuelle, d’autres titulaires de droits ont décidé d’accorder au public des droits « limités » sur leurs œuvres. C’est le cas notamment de l’auteur J.K Rowling qui a décidé d’accorder une licence d’usage limitée sur plusieurs de ses œuvres, aux profits des enseignants durant la période de confinement.[15]

 

 

NB : Visuel reproduisant un extrait du brevet FR3020620 de la société DECATHLON

[5] Notamment marque française n°4053624 et marque internationale n°1227496

[6]  Notamment brevet FR3064593 et brevet FR3020620

[7] Les ministères compétents désignés par les textes applicables

[8] L613-16 du Code de la propriété intellectuelle

[9] L613-19 du Code de la propriété intellectuelle

[10] L613-19 du Code de la propriété intellectuelle

[11] L613-19-1 du Code de la propriété intellectuelle

[12] L613-20 du Code de la propriété intellectuelle

[13] L623-20 du Code de la propriété intellectuelle

[14] L613-22 du Code de la propriété intellectuelle

A propos de l'auteur

Photo de Karen  SAMMIER

Avocat   Karen SAMMIER est titulaire d'un Master en Droit de la distribution, de la concurrence et de la consommation obtenu en 2005 ainsi que d’un Master en Droit de la propriété intellectuelle... En savoir +

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Droit commercial Propriété intellectuelle & Nouvelles technologies
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Karen SAMMIER

Avocat

 

Karen SAMMIER est titulaire d'un Master en Droit de la distribution, de la concurrence et de la consommation obtenu en 2005 ainsi que d’un Master en Droit de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies obtenu en 2006, auprès de l’Université du Droit et de la Santé de LILLE II.



Après avoir travaillé en entreprises, en cabinets d’avocats et au sein d’universités, Karen SAMMIER intègre le Cabinet LEXCAP en septembre 2016 et prête serment en 2024.



Au sein d’une équipe spécialisée, les domaines d’intervention de Karen SAMMIER sont plus particulièrement :

 

- Droit de la propriété intellectuelle,

- Droit économique,

- Droit de la distribution,

- Droit de la consommation,

- Droit des contrats,

- Droit de la concurrence,

- Droit des nouvelles technologies.

 

Dans ces domaines, Karen SAMMIER a su notamment développer une compétence particulière dans le secteur des entreprises de distribution (généralistes et spécialisées).